Chaque jour, enquête au cœur de la révolution numérique (6)
Premier tour de manivelle en HD


Par Jean Ségura

Le vendredi 19 mai 2000


 

 

 

George Lucas sur le tournage de «Star Wars, Episode I». Dans un mois, le réalisateur américain utilisera la caméra numérique haute définition de Sony pour l’«Episode II».

Star française des trucages numériques, Jean-Christophe Comar, alias Pitof, devient réalisateur et essuie les plâtres du premier tournage 100 % haute définition numérique. Le premier clap de son Vidocq, avec Gérard Depardieu dans le rôle-titre, a été donné cette semaine, un mois à peine avant qu’outre-Atlantique, George Lucas entame, avec le même procédé, son Episode II de Star Wars. L’un et l’autre font figure de pionniers: après Wim Wenders qui a tourné un clip pour le groupe U2, ils sont les premiers à utiliser, pour un long métrage, la caméra numérique haute définition HDW-F900 conçue par Sony. Le nouveau bijou du géant nippon, adapté par Panavision pour le tournage film, est une caméra vidéo professionnelle qui peut se substituer entièrement à la classique caméra film (35 mm). Comme l’explique Pitof, «sauf accident, nous ne tournerons pas un mètre de pellicule». Basée sur la technique dite 24P (pour 24 images/seconde progressif, qui s’oppose à l’image à trames entrelacées de la vidéo traditionnelle), l’image enregistrée est une mosaïque de 2 millions de pixels (contre environ 500 000 sur notre poste de télévision), un format universel compatible avec le cinéma et la télévision.

Tests comparatifs. La mise à l’épreuve de cette caméra a été orchestrée par Lucas lui-même, avec le concours de Sony, au cours du premier trimestre 2000: une série de plans comparatifs (en extérieur et en studio, gros plans et grands angles, plans sur fond bleu, etc.), filmés simultanément en numérique et en traditionnel sur pellicule. Repiquées sur film 35 mm, les deux bandes tests ont ensuite été projetées au Skywalker Ranch, sanctuaire du réalisateur de la Guerre des étoiles qui a déclaré: «Les tests m’ont convaincu que le rendu et la sensation de l’image cinématographique sont totalement présents dans le système 24P numérique et que la qualité entre les deux supports est indiscernable sur grand écran.»

Virtuose en France des effets spéciaux sur ordinateur (la Cité des enfants perdus et Aliens 4 de Jeunet, Astérix et Obélix de Zidi), un homme aussi averti que Pitof ne pouvait manquer une telle occasion. Aucune exclusivité ne liant Sony (avec qui Pitof entretient depuis longtemps des relations très amicales) à Lucas, la voie était libre. Pitof aura ainsi «droit» à trois caméras HDW-F900 pour son propre film. Même si, ironise-t-il, «quand Lucas communique avec ça, ça fait évidemment beaucoup plus de bruit que moi».
Idem. Si on l’interroge sur ce que cela va changer dans les conditions de tournage, il lâche un laconique: «dans un premier temps pas, grand-chose!». De fait, même entièrement réalisé en numérique, le tournage reste traditionnel: la caméra est volumineuse (5 à 6 kg), et les techniciens habituels occupent le plateau. Idem pour les coûts de production: le budget de Vidocq tourne autour de 160 millions de francs (Vatel a coûté 220 millions de francs), la seule économie intervenant dans l’absence de pellicule et de frais de développement. Et, comme Panavision a ajouté au Caméscope d’origine tous les ingrédients nécessaires (adaptation de ses optiques Primo Digital, viseur, pare-soleil, bague de mise au point, prises diverses, etc.), «il peut s’intégrer sur un tournage sans que 80 % de l’équipe s’en rende compte», explique Pitof.

Grâce à sa sensibilité, la Sony HD «encaisse plutôt mieux les basses lumières que le film» (atout précieux qui permet un moindre éclairage); elle réagit en revanche «moins bien que le film pour les grandes différences de contraste». Inconvénient que le chef opérateur Jean-Pierre Sauvaire (clips de Mylène Farmer, Giorgino de Laurent Boutonnat, Taxi de Gérard Pires, Scènes de crimes de Frédéric Schoendoerffer), va devoir contourner en atténuant ici des zones surexposées, débouchant là des ombres trop denses. Si l’on en croit le réalisateur, les premiers essais sont néanmoins encourageants: «Après avoir éclairé un personnage uniquement par une bougie, ce qu’on a obtenu au niveau du modelé et des détails est assez étonnant.» Pitof sur les traces de Kubrick et de l’étonnante photo de John Alcott dans Barry Lyndon? Modeste, le réalisateur de Vidocq assure que «c’est le sujet qui veut ça: à partir du moment où l’on veut reconstituer une époque où l’électricité n’existait pas, on cherche à retrouver visuellement ce qu’on a vraiment avec des bougies, sans avoir à créer des “effets de bougies”. Sur ce plan, en effet, on se rapproche de ce qu’a fait Kubrick dans des conditions alors très différentes (qui datent de 1975), sans non plus charger avec des effets supplémentaires qui dénaturent la qualité de la lumière réelle. Cette caméra, très sensible, peut donc nous aider dans cette tâche-là».

Images immédiates. L’autre avantage de la HD est de pouvoir, sur le lieu et au moment mêmes du tournage (sans attendre les rushes), visionner l’image sur un écran haute définition de référence, telle qu’elle sera juste avant la postproduction. Rien à voir avec le moniteur vidéo de plateau actuellement utilisé par les réalisateurs, «témoin uniquement pour le cadre et pour la comédie, mais sur lequel on n’a pas la qualité photographique de l’image», précise Pitof qui ajoute: «Cela permet de prendre des décisions sur le tournage pour tel ou tel effet. Pour l’opérateur, les risques sont beaucoup plus calculés que quand il le fait directement à la cellule.»

Après le tournage, le fait que le film soit d’emblée dans un format numérique présente d’autres intérêts: montage virtuel, trucages, reports divers sans perte de qualité, etc. Parmi tous ces post-traitements, l’étalonnage, étape d’équilibrage des intensités de lumière et des couleurs d’un plan sur l’autre qui, traditionnellement sur la filière film, nécessite une intervention chimique au moment du développement et du tirage des copies.
«En film, les possibilités de manipuler l’image sont relativement réduites: on ne peut pas trop jouer sur la texture de l’image ni sur les contrastes; alors qu’en numérique, c’est possible à tout moment, et dans des proportions assez fortes», ajoute Pitof qui compte utiliser pour cela le système informatique Duboicolor mis au point par Duboi (société de postproduction numérique dont il est l’un des fondateurs). Ce système permet d’étalonner les images montées sur un écran de format cinéma (avec une projection numérique) et non pas sur un écran de télévision.

S’il baigne dans une réelle excitation, le réalisateur de Vidocq sait aussi que tourner un film à 100 % numérique ne sera pas de tout repos et qu’on l’attend au tournant. «Chaque étape devra de toute façon être soignée pour obtenir le meilleur résultat possible», se rassure-t-il. Manière de garder la tête froide.

Demain, dernier volet de notre enquête: Coppola, le visionnaire.


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